Salut à tous,
Le dernier topo avant mes vacances traite de la Tchétchenie, sujet qui me permet d'exercer mon intérêt pour la géopolitique des années 90 et mon intérêt pour l'histoire du jihadisme.
Aujourd'hui, la figure du Tchétchène est vu comme l'archétype du jihadiste dangereux ou du mercenaire sanguinaire. Dzhokhar Tsarnaev à Boston, Abdouallakh Anzorov à Paris ont défrayé la chronique. Des Tchétchènes se sont retrouvés à combattre des deux côtés de la guerre en Syrie. Jean-Luc Mélenchon lui-même, qui n'est pas coutumier du fait, a ciblé la communauté tchétchène en disant qu'il y avait “un problème” parmi eux.
Et pourtant, dans les années 90, ils étaient le peuple opprimé par excellence, celui dont le sort faisait pleurer au 20h (après le passage sur les Éthiopiens j'imagine). Les Tchétchènes n'avaient alors aucune réputation religieuse, ils étaient vus comme des nationalistes écrasés par les Russes.
Alors qu'est-ce qui s'est passé ? Et par ailleurs, pourquoi un peuple qui avait une réputation de nationaliste est devenu un allié si certain de Moscou ?
Un début de réponse : Voici une petite galerie de portraits des hommes forts en Tchétchénie, pro- ou anti-Russes, de 1991 à aujourd'hui.
Dzhokhar Dudayev – Aslan Maskhadov – Shamil Basayev en 1995 – Shamil Basayev en 2006 – Dokka Umarov – Ibn al-Khattab – Abu al-Walid – Abu Hafs al-Urdani – Akhmad Kadyrov – Ramzan Kadyrov.
Vous sentez, comme moi, ce glissement vers la longue barbe et la tendance au lâcher de cimeterre intempestif ?
Alors plongeons d'abord dans l'histoire antique.
La Tchétchénie historique
Le terme “Chechen” n'existe pas en langue tchétchène. Ils se nomment eux-mêmes “Nokhchi” et font partie des peuples Nakh, un groupement d'ethnies du Caucase du nord. Dans l'antiquité, les Tchétchènes étaient organisés en clans appelés “teips” qui n'ont plus grand pouvoir aujourd'hui mais restent des marqueurs d'identité forts. Ils pratiquaient une religion païenne polythéiste désignée aujourd'hui sous le nom de “Vainakh”. Christianisés au contact des royaumes antiques de Géorgie et d'Arménie, ils sont revenus plusieurs fois à leurs racines polythéistes.
L'Islam n'a pas percé en Tchétchénie avec les Arabes dans les années 800-900, mais quelques siècles plus tard, avec les raids des Turcs. Mais là encore, l'islam coexiste en Tchétchénie avec la religion vainakh et quelques chrétiens. Ce sont les ethnies du Dagestan, une région voisine de la Tchétchénie qui avait adopté l'Islam dès le 9e siècle, qui islamisent petit à petit les Tchétchènes, lesquels n'adopteront la religion musulmane complètement que dans les années 1700. Et là, on a un paradoxe religieux : Le peuple stéréotypé comme bombe à retardement jihadiste a été islamisé très tard. En réalité, des Dagestanais, et surtout ceux appartenant aux ethnies musulmanes Avar et Kumyk, en tirent un certain complexe de supériorité vis-à-vis des Tchétchènes qu'ils considèrent comme de “mauvais musulmans” parce qu'islamisés tard.
Justement, dans les années 1700, l'expansion de l'Empire russe touche le Caucase. Au début, les Russes n'ont rien à faire de ce peuple de montagnards pauvres sans rien à apporter, mais ils veulent sécuriser leurs lignes de communication avec la Géorgie, qui est en train de tomber sous leur influence. En 1785, un chef de guerre local, Sheikh Mansur, se rebelle contre l'avancée russe. Pour unir les différents teips, il déclare le jihad contre les Russes et adopte une rhétorique de plus en plus musulmane. Les teips le suivent, mais les Russes adoptent la stratégie d'occuper les vallées fertiles et de laisser les rebelles dans leurs montagnes, où ils ne peuvent pas cultiver et meurent progressivement de faim. Mansur est tué en 1791, mais le contrôle russe sur le Caucase reste ténu.
Pour pacifier les autochtones, les Russes déploient les Cosaques, ceux de la légion du Terek, pour coloniser les vallées et marginaliser les locaux. A l'époque, on dit que les Cosaques n'osent même pas sortir labourer leurs champs sans leurs fusils par peur des bandits tchétchènes. Mais les Cosaques sont un peuple hardi et ils massacrent autant de Caucasiens qu'ils se font massacrer par eux. En 1818, l'armée russe construit le fort de Grozny, “la Féroce” ou “La Terrifiante” pour contrôler les vallées, fort qui grandira jusqu'à devenir une ville, la capitale du pays. Quand ta capitale s'appelle “La Terrifiante”, déjà, ça peut alimenter un tantinet des clichés. La même année, les Tchétchènes, ainsi que les peuples avars, dargins, laks et d'autres, entrent en rébellion.
La “guerre caucasienne” (1818-1864) est un mélange de jihad et de guerre d'indépendance. L'Islam étant la seule chose qui unit les caucasiens, ils fondent un Imamat, et une succession de trois Imams d'ethnie avar tentent de “purifier l'Islam caucasien” en interdisant progressivement les pratiques traditionnelles préislamiques. Les Tchétchènes étaient alors majoritairement soufis, de l'ordre naqshbandi. Le soufisme est perçu comme “l'Islam mystique”, parce que les soufis mettent l'emphase sur la relation personnelle avec Allah plutôt que sur l'obéissance à une jurisprudence écrite, mais le fait qu'ils sont plus introspectifs ne veut pas dire qu'ils ne peuvent pas entrer en guerre sainte. Le Caucase sera en proie à des nettoyages ethniques des Cosaques par les Caucasiens, des Caucasiens par les Cosaques, et de tout le monde par les Russes, pendant quarante-six ans.
Durant cette période, l'armée tsariste a développé une haine particulière pour les Tchétchènes, qui usaient de tactiques de guérilla et de leur connaissance du terrain pour faire de la Tchétchénie un enfer qui n'est pas sans rappeler l'expérience des Américains au Vietnam. Un des généraux russes, Alexey Yermolov, avait déclaré “Je ne me reposerai pas tant qu'un seul Tchétchène reste vivant”. Les tsaristes se lancent dans un génocide de tous les peuples de la région. Déportations forcées vers l'Empire ottoman, massacres de villages entiers, viols de masse, utilisation des prisonniers dans des expériences de vivisection (l'unité 731 n'a rien inventé). On parle d'environ un million de tués ou déplacés, Tchétchènes ou autres.
Une nouvelle tentative de révolte éclate en 1877, rapidement écrasée. Ainsi, au début du 20e siècle, les Tchétchènes sont “pacifiés”. Avec l'ère communiste, l'Union soviétique leur créé une République socialiste soviétique autonome (RSSA) au sein de la République socialiste fédérative soviétique (RSFS) de Russie, elle-même au sein de l'URSS. Ils sont unis avec le peuple Ingouch, leurs voisins, dans la RSSA Tchétchéno-Ingouche. La 2e guerre mondiale et l'arrivée de la Wehrmacht change la donne : Un groupe de rebelles tchétchènes profite de l'arrivée des Allemands dans le Caucase – ils visent les champs de pétrole de Grozny et de Bakou – pour entrer en rébellion. Il n'y a pas d'alliance entre les deux, mais les uns comme les autres ciblent en priorité les Soviétiques. De l'autre côté, les loyalistes tchétchènes bloquent la Wehrmacht aux portes de Grozny, ce qui les empêche de prendre le Caucase et les coupe de réserves stratégiques.
A l'issue de la bataille, le haut commandement soviétique décide d'en finir avec les Tchétchènes. Ils sont perçus comme constamment rebelles, incontrôlables, et prêts à saisir toutes les occasions pour entrer en rébellion. En 1944, alors que la Grande guerre patriotique n'est même pas encore terminée, l'Armée rouge investit le Caucase et déporte de force l'intégralité de la population. Les soldats vont de maison en maison pour interpeller les habitants, les faire monter dans des camions, et les déporter dans des colonies nouvellement fondées au Kazakhstan. Entre 600 000 et 700 000 personnes sont déplacées, ceux qui sont trop vieux, malades, handicapés ou tout simplement trop isolés pour être facilement déportés par camion sont exécutés sur place. La République autonome tchétchéno-ingouche est officiellement abolie. Les noms des rues tchétchènes sont effacés et remplacés par des noms russes. Un buste du général Yermolov, le boucher du Caucase, est érigé à Grozny. Cette statue porte une plaque avec une citation de Yermolov : “Il n'existe aucun peuple sous le soleil plus vil et trompeur que celui-ci”, parlant des Tchétchènes. Le monument existait toujours à l'indépendance, rappelant constamment aux Tchétchènes ce que leurs conquérants pensaient d'eux.
En 1957, Khrouchtchev revient sur certaines politiques de Staline et permet aux Tchétchènes de revenir en Tchétchénie. La République Tchétchéno-Ingouche est rétablie la même année, mais le territoire est occupé par des réfugiés installés là par l'URSS depuis 1944 : Ossètes, Kumyks, et bien sûr Russes. Le conflit entre Ossètes et Ingouches, notamment, vient de là. Ces tensions ethniques ont plusieurs fois risqué d'impliquer les Tchétchènes.
L'indépendance
Ah, là on y arrive.
En 1990, un officier de l'armée de l'air de l'URSS commande la garnison de Tartu, en Estonie. Il s'appelle Dzhokhar (Djokhar) Dudayev, il est tchétchène, et il refuse les ordres de Moscou d’écraser les mouvements politiques estoniens. La même année, il prend sa retraite de l'Armée rouge pour rentrer à Grozny où il entre en politique.
Au même moment, le bloc communiste s'effondre. Les pays du Pacte de Varsovie quittent le joug de l'URSS, les Républiques soviétiques faisant partie de l'URSS déclarent leur indépendance, et les Républiques composant la RSFS de Russie commencent à s'agiter. En juillet 1990, toutes les républiques ethniques composant la (future) Fédération de Russie déclarent leur souveraineté, mais une souveraineté “à l'intérieur de la Russie fédérale”. L'unité de la Russie, que les observateurs occidentaux commençaient à remettre en cause, semble sauvée.
Sauf que. Deux Républiques rejettent cette souveraineté “façon poupée Russe” : La Tchétchénie et le Tatarstan. Ces deux-là se déclarent souveraines tout court, ce qui influence deux autres républiques, la République de Sakha et la Bachkirie, à se demander s'ils devraient pas demander quelque chose.
Pourquoi ces quatre-là ?
Déjà, parce que les quatre étaient construites sur des lignes ethniques, comme la majorité des Républiques de Russie. Elles représentaient respectivement les territoires des Tchétchènes, des Tatars, des Bachkirs et des Yakuts. Ensuite, parce qu'elles étaient importantes économiquement : Le Tatarstan produisait environ 25% des réserves de pétrole de l'URSS, Sakha est le site de la quasi-totalité des mines de diamant russes, la Bachkirie est un site de raffinage d'hydrocarbures important et la Tchétchénie raffine également des produits pétroliers, en plus de contrôler un pipeline de pétrole crucial pour l'URSS, partant de Bakou.
Grâce aux négociations du nouveau président russe Boris Elstine négociations qui durent de 1992 à 1994, trois des quatre républiques “rebelles” bénéficient de traités leur accordant une autonomie accrue en échange de leur soumission à la Fédération de Russie.
La Tchétchénie n'aura jamais un tel accord. Pourquoi ?
… Ecoutez, je suis pas sûr. Il existe plusieurs explications concurrentes, et les informations à ce sujet sont TRES difficiles à comparer. Les explications avancées sont :
L'explication diplomatique : Contrairement à la Tchétchénie, le Tatarstan n'avait pas demandé l'indépendance immédiatement. Ils avaient demandé la souveraineté, tout en se déclarant prêt à rester rattachés à la Russie. Là où le Tatarstan avait organisé un référendum qui était tombé en faveur de la souveraineté, les termes du référendum (et de la riposte diplomatique russe) étaient vagues et permettaient la négociation. La Tchétchénie de Dudayev avait déclaré l'indépendance unilatéralement, par l'action directe de son président, et la nouvelle république avait refusé de reconnaître la Russie tant que la Russie ne reconnaissait pas la Tchétchénie.
L'explication historique : Les Russes étaient hostiles aux Tchétchènes de par leur animosité multi-centenaire et leur résistance à la domination russe depuis les tsaristes. Ils ont voulu régler leurs comptes avec le peuple rebelle.
L'explication ethnique : Même si les Républiques sont organisées pour des ethnies, ces ethnies sont souvent minoritaires dans leurs propres républiques. Il y a plus de Russes que de Bachkirs en Bachkirie, les Tatars ne représentaient que 48% de la population du Tatarstan, et les Yakuts 49% de Sakha. Les Tchétchènes étaient les seuls à représenter une majorité dans leur propre République, et ont voulu pousser jusqu'à l'indépendance.
L'explication géographique : Des quatre Républiques rebelles, trois étaient enclavées dans des territoires à majorité russe. La Tchétchénie avait une frontière avec des pays nouvellement indépendant. En plus, leur situation sur le pipeline Bakou-Novossibirsk faisait d'eux la porte d'une ressource qui ne dépendait pas exclusivement de la Russie.
L'explication domestique : Durant cette période, la crise de 1993 survient et la présidence de Eltsine est menacée par le Parlement russe dirigé par Ruslan Khasbulatov. Khasbulatov, un Kazakh russifié, haïssait les Tchétchènes. Pour le marginaliser, le faire passer pour un mou, et se donner une image d'homme fort, Eltsine a pu décider de durcir son attitude envers Grozny.
L'explication personnelle enfin table sur la méfiance personnelle entre Elstine et Dudayev, deux personnages qui se détestaient cordialement. Et puis, même si à l'époque on ne s'en rendait pas compte, Elstine était déjà profondément instable émotionnellement et alcoolique. Généralement, je n'aime pas attribuer des grands évènements à des individus, mais il faut se rappeler que l'un comme l'autre étaient des autocrates sans réelle opposition.
Toujours est-il qu'en 1991, la Tchétchénie déclare son indépendance sous le nom de République tchétchène d'Ichkérie, avec notamment un blason plutôt badass. La République plonge immédiatement dans le chaos alors que différentes factions pro-Dudayev et anti-Dudayev se battent. Dudayev lui-même devient de plus en plus dictatorial et instable : Il dissout le Parlement tchétchène en 1993 (coucou Palpatine) et affirme haut et fort que la Russie veut détruire la Tchétchénie à l'aide de machines à provoquer des séismes. Pour montrer son opposition à la politique russe, il fait libérer tous les prisonniers de la prison de Grozny, dont des grandes figures de la mafia russe qui s'installent joyeusement dans le pays. Des dizaines de milliers de non-Tchétchènes fuient le pays, les nouveaux indépendantistes s'arrogeant le droit de confisquer leurs biens “au nom de l'indépendance”. La Russie met en place un blocus de la Tchétchénie et aide clandestinement des factions anti-Dudayev, jusqu'en novembre 1994 où Eltsine ordonne à l'armée de “restaurer l'ordre constitutionnel” par la force.
La Première guerre tchétchène
Disons-le tout de suite : La Première guerre est un désastre absolu pour les Russes. Le Kremlin est d'une arrogance rare dans son traitement du début des hostilités. Pavel Grachev, alors ministre de la Défense russe, déclare à Eltsine “Je vais prendre Grozny en deux heures avec un seul régiment de parachutistes”.
Pourtant, l'armée russe n'a pas encore guéri les maux qui ont fait sa défaite en Afghanistan. Par exemple : à l'extérieur des forces spéciales, l'immense majorité des soldats russes sont des conscrits, des gosses d'à peine 20 ans qui font leur service militaire sans entraînement. Pour se professionnaliser, l'armée russe commence à employer des soldats professionnels sous contrat, dits ”Kontraktniki”. Les Kontraktniki sont une ressource précieuse pour la Russie, qui les laisse agir hors de toute discipline. Les soldats professionnels étaient connus pour abandonner leurs postes, ou ignorer les ordres de leurs commandants, pour partir en “chasse”, c'est-à-dire trouver des civils à tuer et des femmes à violer plutôt que de combattre.
Le 1er janvier 1995, les Russes prennent Grozny d'assaut. Dès le début, rien ne va : Alors que les Russes ont la supériorité aérienne totale (aucune aviation tchétchène n'existe pour les contrer), les conditions météorologiques empêchent les avions ou hélicoptères de décoller. Les quatre colonnes russes entrant dans la ville se font encercler et démolir par des Tchétchènes adeptes des tactiques de guérilla. La première unité blindée russe perd 105 de ses 120 tanks dans les premiers jours, des soldats russes capturés sont paradés menottés à la télévision tchétchène pour briser le moral des troupes.
Aujourd'hui encore, la rumeur dit que Pavel Grachev aurait donné l'ordre d'investir Grozny alors qu'il était ivre pendant le réveillon du 31 décembre.
Les Russes en déroute fuient Grozny en tirant sur tout ce qui bouge, soldats comme civils. Les rumeurs de massacres par l'armée russe – majoritairement vraies – enragent les Tchétchènes qui s'arment en masse et rejoignent les troupes de Dudayev. Entre 27 000 et 35 000 civils meurent dans les cinq premières semaines de la guerre. Les troupes russes installent des camps de prisonniers en Tchétchénie où ils se livrent à des tortures et des viols de tous les hommes qu'ils interpellent pour briser leur moral. En échange, les troupes du commandant tchétchène Shamil Basayev investissent un hôpital dans la ville de Budyonnovsk et prennent 1800 personnes en otage, faisant plus de 400 morts et autant de blessés. Les tactiques des deux camps dans la guerre sont dégueulasses, et je devrais remplir une page en plus rien qu'à en parler. Si ça en intéresse, ça sera peut-être en commentaires.
En 1995, le grand Mufti (chef religieux) de la République d'Ichkérie, Akhmad Kadyrov, déclare le jihad contre les Russes. Plusieurs jihadistes, notamment des anciens du jihad afghan, viennent se joindre à la cause tchétchène mais gardent leurs unités et chaînes de commandement séparées. Ibn al-Khattab, un jihadiste saoudien qui avait fait ses armes en Afghanistan, entre en Tchétchénie en 1995, il sera un des grands responsables de l'islamisation du conflit. En 1996, deux missiles frappent la position de Dudayev alors qu'il utilisait un téléphone satellite dont le signal avait été localisé par les Russes. La même année, les troupes tchétchènes qui avaient abandonné Grozny après la première bataille encerclent la ville et la reprennent en deux semaines. Juste avant la contre-attaque russe, le commandant en chef Alexandr Lebed rouvre les pourparlers de paix. Les accords de Khasavyurt, signés le 30 août 1996, mettent fin à la guerre.
La Tchétchénie est un champ de ruine, mais elle garde son autonomie de fait.
L'entre-deux-guerres et la jihadisation
Après la guerre, le nouveau président tchétchène est Aslan Maskhadov. Shamil Basayev, mais aussi d'autres commandants tchétchènes comme Salman Raduev ou Zelimkhan Yandarbiyev, se posent en opposants politiques. Les jihadistes étrangers qui restent en Tchétchénie prêchent leur religion, mais restent éloignés de la politique et leur version d'Islam wahhabite ne parle pas aux tchétchènes soufis.
Cependant, la Tchétchénie sombre de nouveau dans le chaos presqu'immédiatement après la victoire. Eltsine coupe les salaires des fonctionnaires d'Etat en Tchétchénie, et les transferts d'argent s'arrêtent très rapidement. Les dirigeants tchétchènes n'ont pas l'air d'en avoir grand-chose à faire. Une fois, des Tchétchènes se sont présentés devant Basayev, en lui demandant ce qu'il comptait faire pour le paiement des retraites. Basayev aurait répondu “Quelles retraites ? Vous êtes des loups, allez donc prendre aux moutons ce qui vous est dû !”.
Les seigneurs de guerre tchétchène se lancent dans des raids d'esclavage dans les régions voisines. L'idée est soit de kidnapper des gens pour que leurs familles les rançonnent, soit les mettre au travail forcé. Des dizaines de milliers de minorités ethniques qui étaient encore restées en Tchétchénie fuient pour ne pas se retrouver réduites à l'esclavage. La région devient une plaque tournante du trafic de drogues, et le pipe-line qui passe par la Tchétchénie est régulièrement coupé pour voler le produit ou faire chanter la Russie. La Tchétchénie devient un “royaume bandit”.
La déliquescence de l'ordre social tchétchène mène la population dans les bras des salafistes : Les salaf sont disciplinés. Ordonnés. Ils ont des règles, des règles dures mais qui s'appliquent à tous. Shamil Basayev notamment, qui jusque-là ne s'était présenté que comme un leader nationaliste sans mettre sa religion en avant, adopte la cause jihadiste et le nom de code islamiste Abu Idris. Les réseaux d'Al-Qaida versent des millions de dollars dans les organisations islamistes tchétchènes, soutien que les autres factions n'ont pas. Aslan Maskhadov, qui n'a jamais été islamiste, est isolé et n'ose pas agir de peur de provoquer une guerre civile.
En 1999, les jihadistes d'Ibn al-Khattab entrent au Dagestan voisin et mènent une insurrection de très haute intensité qui ne va durer qu'un mois. Selon certaines sources russes, cette guerre aurait été préparée par Basayev (alors le confident d'Ibn al-Khattab) et le FSB pour servir de prétexte pour renverser Maskhadov. Ça fonctionne à moitié : Maskhadov est obligé de reprendre Basayev dans le gouvernement et, sous l'impulsion de la faction Basayev, la Constitution de Tchétchénie est officiellement suspendue et la Sharia devient la loi officielle du pays. Les tribunaux islamiques se livrent à des exécutions et des flagellations publiques, ce qui tourne en boucle à la télé russe pour manipuler l'opinion.
La Deuxième Guerre Tchétchène
En 1999, quatre immeubles d'habitation russes sont ciblés par des attentats. 300 morts, 1000 blessés le Premier ministre de l'époque, un jeune bureaucrate du nom de Vladimir Vladimirovitch Poutine, gère excellemment bien la crise. Sauf que dans un cinquième immeuble dans la ville de Ryazan, les “terroristes” qui sont en train de planter une bombe sont arrêtés sur l'intervention de la police locale : Ce sont des agents du FSB. L'explication officielle est qu'il s'agit d'un exercice, et que la bombe est fausse. Les experts en explosifs de la police locale jurent qu’il s’agissait de réels explosifs.
Fausse-bannière ou non, tout est réuni pour un casus belli parfait. Les troupes russes entrent à nouveau en Tchétchénie en octobre 1999. Cette fois-ci, la Russie a avancé dans la professionnalisation de son armée, pendant que les Tchétchènes se sont fractionnés et n'ont pas les moyens de résister. Les colonnes russes atteignent Grozny fin décembre et prennent la ville dans une bataille d'un mois.
En même temps, le FSB contacte discrètement le Mufti tchétchène, Akhmad Kadyrov. Un Soufi convaincu, il hait profondément les wahhabites étrangers qui sont en train de répandre leur influence dans son pays. Avec un peu d'argent, quelques promesse d'ambition, et la possibilité d'écraser les wahhabites, Kadyrov est persuadé de rejoindre les Russes. En 2000, quand la République tchéchène (différente de la République tchétchène d'Ichkérie) est établie au sein de la Fédération de Russie, Kadyrov en devient le président.
La guerre tchétchène continue sous forme de contre-guérilla. Avec la fin de l'Ichkérie, les jihadistes déclarent “l'Emirat du Caucase” et deviennent la première force anti-Russe sur place. En 2002, Ibn al-Khattab est tué par une lettre empoisonnée. Son remplaçant Abu al-Walid se fait flinguer en 2004. En 2005, Maskhadov est tué par une grenade. En 2006, Basayev est explosé dans des circonstances floues. La même année, c'est le représentant d'al-Qaida local, Abu Hafs al-Urdani, qui est tué par les Spetsnaz.
Bref, vous l'aurez compris, ça tombe comme des mouches. Les Russes ciblent des hôpitaux, des réfugiés, des convois arborant le drapeau blanc, dans une préparation des tactiques qu'ils utilisent en Ukraine aujourd'hui. Les Tchétchènes se lancent dans des attaques suicides et des prises d'otage. En 2002, ils investissent un théâtre à Moscou : Les services secrets russes pompent un gaz anesthésiant dans le système de ventilation avant de prendre l'assaut. En 2004, c'est la prise d'otages de Beslan, qui sera soldée par un assaut en règle avec le soutien de tanks T-72 contre... une école. La stratégie de “On ira les buter jusque dans les chiottes” prônée par Poutine est appliquée à la lettre.
A partir des années 2010, l'Emirat du Caucase entre en déclin. La population tchétchène ne soutient plus les wahhabites. Les mujahideen tchétchènes passent progressivement en Irak et en Syrie, où ils sont très prisés par les jihadistes locaux (Quant t'as survécu aux Spetsnaz pendant dix ans, t'es valable pour tout le monde). En 2014, l'Emir du Caucase, Dokka Umarov, meurt sans qu'on sache trop comment.
Et aujourd'hui ?
Vous notez que j'ai dit “La population tchétchène ne soutient plus les wahhabites”, pas “les islamistes”. En 2004, Akhmad Kadyrov est assassiné par les jihadistes, et son fils Ramzan prend le pouvoir. Il islamise encore le pays, mais en gardant le côté soufi, “moins radical” sur certains point que le wahhabisme. La Tchétchénie peut notamment organiser le concours de beauté de Miss Chechnya (Pour info, la gagnante était la n°8, à gauche, en robe jaune/verte). Il était aussi connu pour son compte Instagram, malheureusement fermé aujourd'hui, décrit comme “Un mélange de l'Islam le plus radical et de la kékétitude la plus complète”, genre “Lamborghini bleue ciel avec la Profession de Foi islamique en décalco sur l'aileron arrière”. Vous avez aussi la photo en haut de l'article, où il s'est pointé déguisé en cavalier conquérant islamique à un dîner officiel. Ah, et il a aussi affirmé qu'il était désormais un “Sayed” (un descendant du Prophète Mohamed) par procuration : Il avait bénéficié d'une transfusion de sang d'un autre Sayed et le sang du Prophète coule désormais dans ses veines.
Quand je dis qu'il déteste les wahhabites, je vous laisse apprécier sa réaction aux deux incidents de terrorisme qui ont impliqués des Tchétchènes. En 2013, quand les frères Tsarnaev, proches d'al-Qaida, bombardent le marathon de Boston, Kadyrov les décrit comme “les pires des shaitans” : Ils s'inscrivaient dans le jihad mondial voulu par les wahhabites d'al-Qaida, donc c'étaient des ennemis. Quand Abdouallakh Anzorov, radicalisé tout seul, tue Samuel Paty, son corps est rapatrié et accueilli avec les honneurs à Grozny : Il était soufi, ne s'inscrivait pas dans le jihad mondial, n'avait pas de liens avec les ennemis de Kadyrov et “défendait” l'Islam.
Justement, qui sont les ennemis de Kadyrov ? Simplement, les derniers tchétchènes wahhabite-salafistes. Ceux-ci sont harcelés joyeusement par la police : Leur truc préféré est d'attendre les gars à la sortie des mosquées marquées “opposantes”, de mesurer leurs barbes, et s'ils ont la barbe trop longue, un peu “trop salaf”, ils les emportent et les torturent.
Ces salafistes font partie de l'émigration majoritaire tchétchène de ces dernières années, qui posent un problème aux gouvernements européens : Il est difficile de les renvoyer en Tchétchénie, où l'on sait qu'ils seront torturés. Mais leur idéologie séparatiste, voire jihadistes, fait d'eux des menaces potentielles pour l'ordre public. Par contre, ils font de très bons vigiles : La plupart des supermarchés autour de chez moi ont des vigiles tchétchènes, des armoires à glace avec la barbe jusqu'aux tétons et des accents à couper au couteau, ben je peux vous dire que personne ne les fait chier.
Je passerai sur les persécutions abominables des LGBT, qui ont été largement reprises dans la presse et sur lesquelles je ne peux rien ajouter. Mais si vous souhaitez vous documenter sur le sujet je vous passerai quelques articles en commentaires.
Et les Tchétchènes laïcs ? Ben, ils sont partis dans les années 90. Si vous connaissez une famille tchétchène partie durant la première guerre, rien ne les différencie des autres émigrés. J'ai connu une vieille dame tchétchène réfugiée en 1995 en France, quand elle prononçait le mot “Khattab”, j'avais toujours l'impression qu'elle crachait. Ceux qui restent sur place se sont vite rangés à l'islamisme, sous peine d'être jugés selon les morceaux de sharia intégrés à la loi locale.
Kadyrov est un bandit. Il pille son pays, détourne des millions de dollars, mais il est indispensable pour Poutine dans la région. Des rumeurs disent qu'il a trempé dans le meurtre d'Anna Politkovskaya en mettant des barbouzes au service du FSB. Ses soldats personnels, les “Kadyrovtsy”, ont été déployés en Syrie aux côtés de la Russie, où ils se battent contre les jihadistes tchétchènes exilés de l'Emirat du Caucase. Ils sont utiles pour la Russie parce que musulmans, donc un peu moins “étrangers” pour la population syrienne. Ils se sont aussi engagés en Ukraine, ou Kadyrov a notamment fait semblant de se rendre personnellement (la fameuse photo de la station-service) mais il semblerait que des troupes de police secrète mélangés à des tortionnaires ne soient pas très doués pour une guerre ouverte, et ils sont mal considérés sur place. Ils sont de plus en plus affectés aux exécutions sommaires, loin du front, et auraient trempé dans le massacre de Bucha.
Des opposants tchétchènes (donc généralement salafistes, mais aussi quelques nationalistes historiques qui avaient quitté le pays) opèrent aussi en Ukraine aux côtés de l'armée ukrainienne dans les deux bataillons Dzhokhar Dudayev et Sheikh Mansur.
L'avenir de la Tchétchénie est incertain. Malgré le stéréotype, les Tchétchènes aujourd'hui ne sont que peu impliqués dans le jihad mondial, même s'ils ont établi un Califat chez eux. Mais cet équilibre ne tient que grâce à la barbarie de Kadyrov et au soutien de Moscou. Si l'une de ces deux choses venait à manquer, ou si la Russie en général se déstabilisait à nouveau la région serait sans doute la première à sombrer.