En 2017, l’historien Timothy Snyder publiait « De la tyrannie », où il se basait sur l’histoire de la montée du nazisme pour fournir des conseils de résistance aux Américains qui ont vu l’arrivée au pouvoir de Donald Trump.
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Chercheuse en science politique, je pense que le cas russe a aussi des choses à nous apprendre sur la manière dont une société cède peu à peu face à un pouvoir liberticide. Voici dix leçons tirées de l'observation de la transformation autoritaire en Russie.
Leçon 1. Un pouvoir liberticide s’installe petit à petit, de manière quasiment imperceptible. Ceux qui ont peur d’un basculement le lendemain d’une arrivée au pouvoir du RN se trompent: le pouvoir liberticide peut être rassurant, modéré et lent.
Cette lenteur a pour effet de neutraliser les critiques. Le pouvoir liberticide se place du côté du raisonnable et du consensuel, et marginalise les opposants en les qualifiant d’alarmistes. Le pouvoir liberticide prend son temps.
Leçon 2. Les premières réformes liberticides sont souvent techniques, opaques, mineures, sur des sujets qui intéressent peu les citoyens ordinaires. Qui s’intéressait en Russie, au début des années 2000, à la réforme du système d’enregistrement des partis politiques, ou à la modification des seuils électoraux? Les réformes graduelles et techniques laissent peu de prise à la critique, car elles sont peu lisibles pour le grand public, et peu propices aux grandes mobilisations de l’opposition.
Les réformes techniques préparent le démantèlement des institutions et l’affaiblissement des libertés publiques. Petit à petit, elles grignotent les institutions qui seront prêtes à céder le moment venu, parce qu’un certain nombre de garde-fous seront fragilisés.
Leçon 3. Un pouvoir liberticide promet du confort, de la sécurité, et du pouvoir d’achat. Il est important de savoir qu’il tient parfois ses promesses. Il anesthésie les vulnérables. Dans une confrontation entre liberté et sécurité/prospérité, la liberté a du mal à tenir.
Leçon 4. Un pouvoir liberticide s’assure la loyauté des institutions les plus vulnérables. Il peut augmenter les salaires des enseignants et investir dans les écoles, recruter des fonctionnaires et améliorer le financement des services publics. Ca a été le cas en Russie.
Résister au pouvoir liberticide n’est pas facile. Faut-il refuser ce financement qui rendra meilleur l’accueil des élèves, quand en échange - dans un premier temps - on ne vous demande pas grand-chose? Le prix à payer est connu bien plus tard, quand le piège se referme.
Leçon 5. Un pouvoir liberticide s’installe en s’appuyant non seulement sur nos peurs les plus profondes, mais aussi sur nos meilleurs sentiments. L’amour de se famille, l’attachement à sa culture, l’amour de son histoire, le désir d’un monde meilleur pour ses enfants.
Leçon 6. Un pouvoir liberticide promet de l’efficacité en échange de la liberté. La liberté n’est pas palpable, tant qu’elle n’est pas perdue. L’efficacité peut se comptabiliser, elle est tangible, elle parle le langage du succès, des bénéfices, de la croissance.
Leçon 7. Un pouvoir liberticide ne demande pas la mobilisation de la population; il s’appuie au contraire sur la démobilisation et la dépolitisation. Il invite les gens à se recentrer sur leur vie privée, leur travail, leurs passions; à se désintéresser de la politique.
Un pouvoir liberticide promet de satisfaire vos demandes en échange d’une non-opposition. Le laisser-faire est sa mécanique centrale. L’indifférence pour le sort de l’autre, notamment celui qui est loin, qui est différent, est la principale émotion qu'il encourage.
Leçon 8. Une partie du monde associatif, notamment les groupes qui s’engagent pour une qualité de vie meilleure ou pour certaines causes environnementales/sociales, est assez vulnérable face aux promesses protectionnistes ou traditionalistes du pouvoir liberticide.
Leçon 9. Un pouvoir liberticide ne s’appuie pas sur la répression mais sur l’adhésion. La répression ne vient qu’en dernier recours. Elle est un outil coûteux et dangereux pour le pouvoir qui ne peut se la permettre qu’une fois solidement installé.
Leçon 10. Il faut du temps, parfois beaucoup de temps, avant que le prix à payer ne devienne visible. C’est lorsque les institutions sont suffisamment vulnérables au contrôle du pouvoir, et que le pouvoir liberticide est perçu comme bénéfique par une masse critique de la population, que la répression contre les indésirables peut se mettre en place. Mais le pouvoir liberticide peut même fonctionner sans répression, si la neutralisation des institutions a été profonde.
Cette présentation est très sommaire.
Je partage le constat de Snyder: nous ne sommes pas mieux immunisés que d’autres contre l’installation d’un pouvoir liberticide. Il est crucial de connaître et reconnaître ses mécanismes, parfois très différents de ce qu'on imagine.