En pleine écriture de Mérite, son essai paru le 2 septembre aux éditions Anamosa, Annabelle Allouch, maîtresse de conférence en sociologie à l’université de Picardie, a perdu son père malade d’un cancer. L’homme, immigré marocain, storiste de profession, croyait dur comme fer au travail et au mérite. « Il pensait qu’en redoublant d’efforts, il serait forcément récompensé », raconte-t-elle alors, au début de son second chapitre. Dans l’écho de cette histoire familiale, on lit la singularité du projet de cet essai : étudier non pas l’effectivité de l’idéal méritocratique, mais sa charge émotionnelle et la force des croyances qui l’entoure.
Cette notion est plus que jamais visible, au centre de plusieurs publications ces derniers mois, comme La Tyrannie du mérite (Albin Michel), de Michael Sandel, ou Héritocratie : les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite. 1870-2020 (La Découverte), de Paul Pasquali. Alors que le mérite s’est imposé comme l’un des principes centraux d’évaluation et d’organisation du monde social, l’ouvrage d’Annabelle Allouch, spécialiste des politiques éducatives, montre comment ce concept est diversement investi selon les milieux sociaux. Loin du principe de justice consensuel qu’on semble y voir, le mérite apparaît comme un facteur de fragmentation de nos sociétés, favorisant l’émergence de tensions et d’un mal-être à l’école, et au-delà.
En quoi la notion de « mérite » relève-t-elle de la croyance, ou même de « l’acte de foi », comme vous l’écrivez ?
L’expression provient d’un entretien avec un étudiant de Sciences Po admis à l’ENA. A une question sur le caractère méritocratique du concours de l’ENA, il me répond : « J’y crois, mais c’est plus un acte de foi qu’autre chose. » Dans la vie des individus, le mérite est investi comme une croyance – c’est une « fiction nécessaire », selon les mots de François Dubet, pour participer à la compétition scolaire en ayant le sentiment de tenir les rênes. Mais cette croyance est aussi maniée avec une certaine distance, car on ne peut plus tellement croire en ce mythe. C’est très vrai pour ces élèves de grandes écoles. Formés aux sciences sociales, ils connaissent les paramètres qui, au-delà de la seule volonté, viennent influer sur une trajectoire. Mais ils veulent toujours un peu croire à cette idée qui légitime leur position sociale.
Ce concept serait, pour vous, une manière de justifier les inégalités.
Le mérite est un mode de justification des inégalités très commode, que l’on mobilise pour décrire et légitimer l’ordre social. Il repose sur l’idée qu’il y aurait un « homo clausus », comme dit le sociologue allemand Norbert Elias, c’est-à-dire un homme qui existerait hors de la société. On considère alors que, lorsque l’enfant passe la grille de l’école, il est censé mettre de côté ses origines sociales, son capital culturel familial : c’est le mythe originel de l’école républicaine française. Si l’institution scolaire est capable de sortir l’homme de son milieu social, sa trajectoire reposerait de facto sur son seul effort au travail.
L’école est donc le lieu central pour devenir « méritant »…
Oui, car le mérite est reconnu de manière pérenne sur la base des titres scolaires, qui viennent dès lors organiser les inégalités salariales et de trajectoire, et sanctionner la valeur sociale. Mais ce processus tend à dépasser les murs de l’institution scolaire. Dans des univers n’ayant rien à voir avec l’école, on se sert du monde scolaire et de son principe de compétition pour se légitimer dans l’espace social : les concours de meilleurs ouvriers de France, certaines téléréalités, etc. Avec cette académisation de la société, on a une lecture du mérite de plus en plus restrictive. A ne penser son évaluation qu’à l’aune du scolaire, d’autres formes de justice sociale et de principes qui pourraient motiver les actions des individus, comme la solidarité, sont dévalués.
Lire aussi Dans « La Tyrannie du mérite », la méritocratie, mère d’une nouvelle noblesse de robe Dans l’enseignement supérieur, comment les logiques de concours actuelles investissent-elles cette notion ?
Du côté des grandes écoles, le mérite a été investi d’une nouvelle morale : on recherche désormais des élèves qui soient motivés, sincères, et qui soient des talents purs, non plus des « bachoteurs ». L’authenticité et la singularité du parcours deviennent centrales dans l’évaluation du mérite, qui doit s’inscrire dans un « projet ». Dans les concours ou sur Parcoursup – avec la « fiche avenir » – on n’attend pas seulement des titres scolaires, mais aussi une capacité à se mettre en scène. Ainsi, le mérite n’est plus seulement un principe de justice, c’est un mode de récit de soi : on s’insère dans un récit qui correspond au mythe méritocratique. Beaucoup de personnalités ont d’ailleurs tendance à raconter provenir d’origines modestes, contant les difficultés d’accession à leur statut – et ce même s’ils sont en réalité issus d’un milieu aisé.
S’il est perçu comme le signe du seul mérite de l’individu, le diplôme obtenu décide-t-il aussi de sa valeur en tant que personne ?
Absolument. Dans une société méritocratique, le diplôme représente la valeur intrinsèque de l’individu, associé à un effort personnel, une authenticité du parcours et une volonté de réussir. Etre diplômé de telle ou telle école peut être valorisable sur le marché du travail, mais pas seulement : cela a aussi un effet sur la formation des couples, sur les réseaux amicaux. Derrière la notion de mérite, il peut se jouer tout un ensemble de rapports de pouvoir. C’est une source d’aliénation pour les perdants de l’expérience méritocratique, car quand on perd à l’école, on perd « tout », en quelque sorte.
Ce discours méritocratique génère-t-il du mal-être ?
Le mouvement de massification scolaire a reposé sur l’idée que tout le monde avait le droit de se confronter à la compétition méritocratique. Cette période a fait émerger la figure de l’humilié, chez ceux qui n’ont pas su prendre le train en marche et à qui on dit en substance : on vous a donné votre chance, vous ne l’avez pas saisie. Puis, avec la période néolibérale actuelle, dont nous situons le début dans les années 1980, on assiste à une exacerbation de l’angoisse. Aujourd’hui, face à une compétition scolaire plus aiguë – parce que le système la valorise et qu’il y a plus de monde aux portes –, le stress se décuple, renforcé par une forme d’opacité liée aux algorithmes. Parcoursup, notamment, a inséré beaucoup d’incertitudes. Or, l’enjeu est immense dans une société où les hiérarchies sociales sont si fortes et restent adossées au scolaire. Des parents aux élèves, une vague d’anxiété semble saisir tout le monde, et cela interroge sur l’effet qu’une telle charge émotionnelle peut avoir en termes de rapport aux institutions.
Lire aussi la tribune : « La croyance selon laquelle le mérite détermine la réussite est fausse » Avec le risque de fragmenter nos sociétés ?
Le discours méritocratique les fragmente déjà, dans la mesure où on ne reconnaît qu’un certain type de capacité, ou qu’un certain type de morale – de manière d’autant plus puissante qu’il s’impose comme un universel objectif. Comme la valeur de l’individu n’est reconnue que par une institution et d’une certaine façon, cela exclut tous les citoyens se réalisant d’une autre manière, qui sentent leur mérite ignoré. A l’image du mouvement des « gilets jaunes » qui, lorsqu’ils réclament une plus grande dignité, demandent la reconnaissance de leur mérite au travail, liée à leurs efforts et non à la sphère académique. L’expérience négative du mérite peut ainsi avoir un effet sur la participation au jeu politique : soit pour s’en exclure, avec l’abstention, soit pour s’engager dans des mouvements alternatifs ou extrêmes.
Vous écrivez que le discours autour du mérite tire avant tout sa force de son « efficacité émotionnelle ». Qu’entendez-vous par là ?
Le mérite est associé à des procédures objectives censées protéger l’individu de tout arbitraire. Mais il relève surtout de l’expérience sensible. On ne peut pas étudier les concours et leur discours méritocratique sans remarquer toutes les émotions qui y sont associées. Cela se lit aussi dans l’attrait qu’on constate pour les récits de transfuges de classe. Même si leurs auteurs critiquent le plus souvent le concept de méritocratie, cette littérature de tension est remplie d’émotions : la souffrance, la fierté, la honte, etc.
Plus il y a de charge émotionnelle, plus on va croire à la rhétorique méritocratique. C’est l’identification à ces émotions qui fait la force de ces récits, et de la notion de mérite qui les entourent. Cela est mobilisé dans le cadre des tutorats et des discours d’ouverture sociale : on veut ressembler à la personne qui a réussi car on s’identifie aux sentiments qui ont traversé son parcours. Cela motive à emprunter le même chemin et à se mettre au travail, à entrer pleinement dans la compétition scolaire. C’est donc aussi un matériau puissant pour discipliner la société.