De disputes en ruptures, d’échecs en semi-défaites, « l’insoumis » est parvenu à fédérer une coalition de forces politiques de gauche pour les élections législatives. Qui aurait cru, il y a treize ans, que le PS finirait par se retrouver sur la ligne mélenchonienne ?
C’est une scène parmi d’autres, samedi 7 mai à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Jean-Luc Mélenchon, à l’estrade, tourne la tête vers Olivier Faure pour dire qu’il se permet de lui emprunter une expression : « Emmanuel Macron n’a pas de mandat. » Derrière ces politesses, un dialogue renoué entre l’ex-socialiste et sa famille d’origine, forcée de reconnaître que son plus fracassant dissident a réussi.
Il y a treize ans, Jean-Luc Mélenchon quittait le Parti socialiste (PS). Ses soutiens, grands adeptes des métaphores, ne cessent de le répéter : c’est le temps des tempêtes, et le vent peut vite tourner. Qui aurait cru, en effet, que le PS finirait par se retrouver sur la ligne mélenchonienne ? Autre adage : ce qui compte, c’est d’être les derniers à rester debout quand tous les autres s’effondrent. Il faut tenir pour qu’à la fin tout le monde se rallie. Et c’est bien sur la base des résultats du premier tour de la présidentielle, où le candidat Mélenchon a écrasé ses concurrents, que la nouvelle alliance est fondée.
Pourtant, en 2008, la rupture semble définitive. Dans une websérie méconnue intitulée Monsieur Mélenchon, réalisée par la jeune équipe de Télétoc (dont une partie travaillera par la suite avec le tribun socialiste), on peut voir se dessiner les mécanismes politiques qui ont permis l’accord des principales forces de la gauche parlementaire – PS, Parti communiste (PCF), Europe Ecologie-Les Verts (EELV) et La France insoumise (LFI) – regroupées au sein de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), en vue des élections législatives de juin. On y voit M. Mélenchon expliquer son intuition : la gauche doit refuser l’option centriste et les demi-mesures.
« Je tourne la page »
Cette courte série documentaire suit l’ancien professeur lors du congrès de Reims du PS. Alors sénateur de l’Essonne, M. Mélenchon fait partie de la motion de la gauche, emmenée par le jeune Benoît Hamon. Pressentant la victoire de la droite du parti, autour de la motion des soutiens de Ségolène Royal (ce texte arrivera en tête du vote des adhérents mais Ségolène Royal perdra face à Martine Aubry lors de l’élection du premier secrétaire du PS, en novembre 2008), Jean-Luc Mélenchon s’interroge : « Qu’est-ce que je vais faire si je perds encore une fois ? Je continue à faire semblant ? »
Quelques heures plus tard, le futur candidat à la présidentielle est dans son bureau au Sénat. Entouré de ses plus fidèles – notamment Gabriel Amard et François Delapierre, mort en 2015 –, il voit, effaré, tomber les résultats. La décision est prise : il quitte le parti auquel il a adhéré trente ans auparavant. « Ceux qui ont gagné sont ceux favorables à une alliance avec le centre, explique-t-il à l’époque. Ce n’est pas avec ça que l’on va répondre à la gauche, à l’énergie populaire qui est disponible dans ce pays. Je tourne la page. »
Les plus férus d’histoire avertissaient : aucune scission n’a réussi à remplacer « la vieille maison ». Jean-Pierre Chevènement n’a-t-il pas été condamné à jouer les seconds rôles après son départ, en 1993 ? Ce n’est donc pas Jean-Luc Mélenchon, le mal-aimé de son parti, celui que ses adversaires présentent comme trop marginal, trop virulent, trop tranchant – voire extrémiste – qui allait faire peur à ses anciens camarades, encore si sûrs de leur rôle au sein de la gauche.
Parmi ces derniers, certains sont partis, d’autres ont accompagné de loin son émergence comme leader de la gauche. Beaucoup se placent aujourd’hui dans son sillon. Ségolène Royal, ex-incarnation de l’aile droite du parti, lui a apporté un soutien médiatique continu depuis février. Jérôme Guedj, proche de l’ancien sénateur socialiste puis longtemps brouillé, car il n’avait pas suivi le départ de 2008, a joué les intermédiaires dans les discussions pour les législatives des 12 et 19 juin, auxquelles il devrait être candidat dans l’Essonne. Parmi les caciques de son époque, Martine Aubry n’a finalement pas fait obstacle au ralliement du PS à la Nupes, malgré la somme de ses réserves. Quant à la direction d’Olivier Faure, en signant pour un accord qui prône « l’abrogation de la loi El Khomri », elle rompt plus frontalement que jamais avec François Hollande. « C’était important que le PS soit dans l’accord, note un cadre LFI, ça permet de clarifier ce qu’est Macron. »
L’importance des communistes
En 2008, M. Mélenchon connaît bien les risques de son pari. Il a préparé méthodiquement son départ. L’ancien trotskiste lambertiste maîtrise les subtilités du travail de « fraction » et son avantage : partir, s’il le faut, mais en ordre, avec des troupes – il a toujours pris soin de s’entourer de militants solides et loyaux – et une structure de repli. Ce sera Pour la République sociale, club qui servira de matrice au futur Parti de gauche. « C’est ça, la bonne ligne, rassembler l’autre gauche pour passer en tête devant le PS », affirme-t-il à cette époque.
« En 2008, Mélenchon a un plan sur quinze ans. Il regarde ce qu’il se passe en Amérique latine et voit que tous ceux qui gagnent à gauche ont été candidats trois fois. La première, c’est celle de la surprise. La seconde, celle où l’on frôle la victoire. La troisième, on gagne. Ça ne s’est pas passé exactement comme ça, mais ce n’était pas loin, sourit un ancien compagnon de route qui souhaite garder l’anonymat. Jean-Luc avait pressenti l’effondrement de la social-démocratie et que la gauche qui survivrait serait la sienne. »
Car la décision de quitter le PS couve depuis 2005 et la campagne pour le non au traité constitutionnel européen. C’est à ce moment-là que le grand public découvre M. Mélenchon. Il partage alors les estrades avec la communiste Marie-George Buffet, le trotskiste Olivier Besancenot ou encore les représentants de la gauche antilibérale telle Clémentine Autain.
« Nous sommes des enfants de 2005, on a tous été marqués par cette campagne : on a vu que la ligne majoritaire à gauche était antilibérale. Cela a été une bascule, se rappelle Alexis Corbière, l’un des plus proches lieutenants de Jean-Luc Mélenchon. A ce moment-là, on est encore au PS et on sait qu’il faut sortir de ce cadre. Mais on ne veut pas sortir pour devenir minoritaires, on a une vocation majoritaire. » Les mélenchonistes prédisent alors les « futurs échecs et renoncements, qu’incarnera le quinquennat de François Hollande », assure encore M. Corbière. Le député de Seine-Saint-Denis continue : « On savait que, si l’on apparaissait comme une cousinade de cette ligne politique, on mourrait. Il fallait une rupture. »
Une fois sorti du PS, et même s’il a sa propre structure, M. Mélenchon est obligé de s’allier avec d’autres forces s’il veut survivre politiquement. Ce sera, notamment, le PCF, dans le cadre du Front de gauche. Les communistes ont une importance fondamentale dans le plan de bataille du tribun, car ils disposent de trois atouts qu’il n’a pas : des militants, des élus pouvant le parrainer pour la présidentielle et des moyens. L’alliance perdurera, malgré les nombreuses brouilles, lors de deux présidentielles, en 2012 et en 2017.
Le surgissement de 2012
Comme prévu dans son plan en trois étapes, M. Mélenchon devait faire de 2012 l’année du surgissement. Pour percer le mur de l’anonymat, il devient adepte du « bruit et de la fureur ». Ce n’est pas contre nature chez lui tant il aime régler ses comptes à coups de posts de blog saignants, mais aussi interpeller ses interlocuteurs sur les plateaux de télévision et lancer ses flèches lors de ses longs discours de campagne. Le résultat est là : plus de 11 % des suffrages, dans une élection qui voit le candidat socialiste, François Hollande, l’emporter. La percée de M. Mélenchon avait même obligé le très modéré Hollande à « gauchir » sa campagne, notamment lors du discours du Bourget, où l’ancien premier secrétaire avait fustigé la finance. Preuve que Jean-Luc Mélenchon est désormais une personne qui compte à gauche.
Cinq ans plus tard, la fin du quinquennat socialiste et les déceptions qu’il a engendrées confortent les mélenchonistes dans leur choix stratégique : ils n’ont plus rien à voir avec cette gauche qu’ils accusent de trahison et qui est leur cible privilégiée, bien plus que tout autre adversaire. Depuis 2012 est apparue l’idée que cette gauche radicale peut être plus forte que le PS. Un autre chemin est possible. Les mélenchonistes observent ainsi avec attention ce qu’il se passe en Espagne autour de Podemos mais aussi en Grèce, où leur ancien allié Syriza est arrivé au pouvoir en 2015 et qu’ils accusent de trahison et d’obéir aux « diktats de la Commission européenne ».
Après le temps du Front de gauche, la séquence qui s’ouvre en 2017 est celle de La France insoumise et d’une stratégie populiste conçue aussi pour enterrer le vieux parti. Cela amène le candidat Mélenchon à frôler « à 600 000 voix près » la qualification au second tour. L’élection d’Emmanuel Macron et le score du socialiste Benoît Hamon (6,36 %) placent l’« insoumis » comme principal opposant de gauche au nouveau pouvoir.
Pourtant, LFI ne veut plus se dire de gauche. Ses stratèges estiment que le terme aurait été démonétisé, dévalorisé par François Hollande. L’avenir est dans le peuple, qui se substitue peu à peu dans leur discours au concept marxiste de classe sociale. LFI est intransigeante, puriste, certains disent même sectaire. Orgueilleuse de son isolement, elle se brouille avec tout le monde : syndicats, journalistes, partenaires politiques. Pas question, pour LFI, de s’allier avec d’autres formations. L’union de la gauche ? Un modèle dépassé. Les alliances électorales ? Des « tambouilles » et des « soupes de logos ». Il est impossible, alors, de deviner que Jean-Luc Mélenchon parviendra à convaincre le PS, le PCF et EELV de s’allier avec lui, en 2022.
« Pas une “soupe de logos” »
Cet épisode a laissé des traces, au moins dans le vocabulaire. « Bien sûr, ce sont des forces de gauche qui s’unissent, mais ce n’est pas la gauche unie, ce n’est pas la gauche plurielle, ce n’est pas l’union de la gauche. C’est une page nouvelle », a insisté le tribun, samedi 7 mai, à Aubervilliers. Les « insoumis » ont rappelé d’emblée ce point de vocabulaire en préambule de chaque négociation, pour s’agacer ensuite en entendant Julien Bayou l’employer sur les plateaux. Qu’importe, le résultat est là.
Avec les socialistes, le dialogue a même été plus fluide qu’avec les écologistes, à la culture politique très éloignée. « C’est facile de s’engueuler avec eux, on parle le même langage », note un négociateur côté PS. Dans cette conversation, le socialiste Pierre Jouvet a posé une question : « Vous voulez nous tuer ou vous voulez Jean-Luc Mélenchon premier ministre ? » La seconde réponse a pour le moment été retenue.
« On a toujours voulu être un outil pour un rassemblement, mais sur le contenu, se défend de son côté Alexis Corbière. On n’est pas dans une “soupe de logos”, on a discuté sur le fond. Le résultat du premier tour de la présidentielle, c’est une ligne politique qui marche devant. L’union conclue a un fort contenu social, écologique et démocratique. »
Être les leaders d’une gauche rassemblée autour d’une ligne dure ? Un résultat inespéré pour les mélenchonistes tant le quinquennat d’Emmanuel Macron fut difficile pour eux. Ils ont accumulé les mauvais scores aux élections intermédiaires alors qu’EELV enchaînait les bons résultats (notamment aux européennes et aux municipales) ; ils ont eu de nombreux passages à vide, comme lors des perquisitions au siège du mouvement où l’on a pu voir M. Mélenchon hors de lui crier à un membre des forces de l’ordre, « la République, c’est moi ! »
Cependant, les soutiens de l’ancien sénateur ont toujours cru que le rebond était possible. Notamment parce que leur groupe à l’Assemblée nationale leur offrait une véritable tribune politique où ils interpellaient le gouvernement, où ils présentaient des projets de loi, où des talents ont émergé comme Adrien Quatennens ou Mathilde Panot. Mais aussi parce que M. Mélenchon n’a pas cessé d’écrire, de théoriser – du populisme à la créolisation en passant par le capitalisme financier et le combat pour la VIe République –, de détailler sa pensée politique dans ses longues notes de blog hebdomadaires ou dans des livres. Une période où il a synthétisé sa pensée. « Le fil à plomb de Jean-Luc, c’est un socialisme authentique, le combat pour la VIe République, la souveraineté populaire et le respect des aspirations du peuple », souligne encore M. Corbière.
Autant de tâches qu’il devrait avoir le temps de poursuivre dans son nouveau rôle, sans députation mais « ni trop près ni trop loin » du ressac politique quotidien, selon son premier cercle. De quoi lui laisser les mains libres, car l’ancien socialiste n’est pas près de renoncer à un destin national.